Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
5.11.04
 
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Alexandre Bogdanov : « L’étoile rouge » suivi de « L’ingénieur Menni »
Editions l’Age d’Homme (1985).
Traduit du russe et préfacé par Catherine Prokhoroff.
Comprend également une postface non signée.
Editions originales : 1908 et 1912.

« L’utopie est en effet reconnue par nombre d’auteurs comme l’un des ressorts essentiels de l’idéologie communiste et l’une des raisons de sa dimension criminelle. Non que l’utopie en elle-même soit criminogène : aucune société ne peut se passer d’une démarche philosophique, à la fois critique et prospective, sur elle-même. Mais que l’utopie soit érigée en programme de gouvernement pour une mise en oeuvre immédiate et sans tenir compte de la vie de la société, et la terreur n’est pas éloignée. »
Stéphane Courtois in « Du passé faisons table rase ! - Histoire et mémoire du communisme en Europe » (éd. Laffont, 2002) page 41.

De son vrai nom Alexandre Alexandrovitch Malinovski, Alexandre Bogdanov a été économiste, philosophe, politicien, savant et... écrivain. Il est né en 1873 et rejoint le POSDR (« Parti ouvrier social-démocrate de Russie ») en 1896. Il fait des études de médecine à l’université de Kharkov et en 1903 il rejoint la tendance bolchevique de son parti. En 1909, il crée à Capri une école du parti qui sera violemment attaquée par Lénine. A la fin de la même année, Bogdanov est d’ailleurs exclu du POSDR. Après 1917, il devient l’un des théoriciens du mouvement « Proletkult » qui prône l’élaboration d’une culture prolétarienne qui romprait avec la culture « bourgeoise » et qui soit indépendante du parti (1). Les « poètes prolétariens » partagent tous le même culte du Prolétariat et de la Machine et élaborent une vision eschatologique ou cosmique de l’avenir communiste. Cette dimension est présente comme nous le verrons dans « L’ingénieur Menni ».
Passionné par les découvertes scientifiques et technologiques, Bogdanov mourra en 1928 des suites d’une expérience sur la transfusion sanguine.
Les deux courts romans dont il sera question ici appartiennent à un genre relativement peu représenté dans la littérature : l’utopie communiste.

« L’étoile rouge », le premier roman, raconte le voyage de Léonid sur la planète Mars. L’action se passe d’abord en Russie après la révolution manquée de 1905 alors que le parti social-démocrate s’est scindé en deux, les mencheviks d’une part, les bolcheviques d’autre part. Léonid a attiré l’attention d’un certain Menni en publiant une brochure consacrée aux électrons et à la structure de la matière. Se faisant d’abord passer pour un activiste bolchevique, Menni est un fait un Martien en voyage d’exploration sur la Terre. Il emmène Léonid avec lui et ce dernier découvre la société martienne qui a la particularité d’avoir réalisé le communisme.
La planète Mars est plus âgée et plus petite que la Terre. Bogdanov utilise les observations de l’astronome Schiaparelli qui à la fin du XIXè siècle avait cru voir des « canaux » sur Mars. Ses habitants ressemblent beaucoup aux humains sauf leur crâne et leurs yeux qui sont plus développés que les nôtres. La société martienne a toujours été moins divisée que les sociétés humaines et l’évolution historique y a été moins violente. Les stades ont été identiques à ce qu’ils ont été et à ce qu’ils seront sur Terre : préhistoire, antiquité, âge féodal, capitalisme, socialisme et enfin communisme se sont ainsi succédé. Cette identité dans le développement historique rappelle que nous sommes ici en présence d’un écrivain marxiste dont les idées concernant les « lois de l’Histoire » sont pour le moins rigides.
Léonid va donc séjourner quelque temps chez ses camarades martiens et découvrir leur organisation sociale.
L’activité économique s’organise autour de l’Institut de statistiques. Dans tous les lieux de travail, des données concernant la production avec ses excédents et ses déficits sont affichées. D’eux-mêmes, certains travailleurs changent d’activité afin que les déficits soient comblés. Pas de coercition, pas d’obligation, tout se fait « naturellement ». L’argent n’existe pas, chacun se sert de ce qu’il a besoin. Rappelons une définition courte mais éclairante du communisme réalisé : « A chacun selon ses besoins ».
Bogdanov n’entre pas dans les détails qui fâchent et rien n’est dit par exemple d’éventuels profiteurs du système. Pas un mot non plus sur d’éventuels dissidents. C’est sans doute ce flou qui a permis à Pierre Versins de qualifier cette utopie de « système social libertaire » (2).
Pour revenir au héros, Léonid aimera une Martienne mais tombera gravement malade quand elle devra le quitter pour participer à l’exploration de la planète Vénus. Car tout ne va pas bien sur Mars qui est une planète vieillissante avec des ressources naturelles en voie d’épuisement. Les Martiens doivent absolument trouver de nouveaux gisements de matériaux radioactifs et la question se pose de savoir si c’est la Terre ou Vénus qui doit être colonisée. La Terre est plus facile d’accès et plus agréable à habiter mais il y a déjà une espèce pensante qui l’occupe. Les Martiens iront jusqu’à envisager la destruction totale de l’humanité...
Plus tard, Léonid, désespéré reviendra sur Terre mais il finira par retrouver sa Martienne alors que la guerre fait rage.

« L’ingénieur Menni », le second roman de ce recueil se présente de façon très différente. Léonid est retourné sur Mars et ses habitants ont décidé d’aider autant que faire se peut les socialistes terriens dans leur combat. « L’ingénieur Menni » est un roman martien qui raconte l’une des phases de la construction du socialisme sur Mars, lecture destinée à édifier ses lecteurs terriens.
Au début du récit, les derniers aristocrates perdent le pouvoir au profit de la Bourgeoisie et une république démocratique ressemblant à l’Angleterre (sauf pour le côté républicain bien sûr) ou à la France du début du XXè siècle règne sur l’ensemble de la planète. Une grande partie de Mars est inhabitée et désertique et l’ingénieur Menni (qui n’est pas le même Menni que celui de « L’étoile rouge ») propose à l’Etat et aux plus gros consortiums un plan de construction de canaux géants qui permettraient d’augmenter la surface irriguée et donc la surface habitable de la planète.
Bientôt les travaux commencent, les terres sont collectivisées dans un souci d’efficacité et une brève idylle réunit Menni et Nella une jeune femme habitant la ville d’Ichtyopolis.
Sur les chantiers les conditions de travail sont difficiles et Menni se montre intransigeant dans ses discussions avec les syndicats ouvriers si bien qu’un jour la grève éclate. Les ennemis politiques de Menni profitent des troubles pour le faire emprisonner et répriment durement le mouvement ouvrier.
Plusieurs années passent et les syndicats ouvriers se relèvent seulement de la répression quand surgit un nouveau personnage : Netti. C’est en fait le fils caché de Menni. Il est lui aussi ingénieur et a de fortes convictions socialistes. A force de recherche, il prouve que ceux qui ont remplacé Menni ont profité de leur pouvoir pour s’enrichir et détourner une partie des énormes capitaux nécessaires à la construction des canaux. Aidé par les syndicats ouvriers, Netti fait éclater le scandale et bientôt Menni reprend la direction des travaux. D’autres péripéties suivront dont une rencontre onirique entre Menni et un vampire. L’irruption dans ce roman politique d’un thème fantastique peut surprendre mais il faut savoir que Bogdanov était fasciné par le sang et que son rêve était de réussir la transfusion sanguine chez l’homme afin que l’humanité retrouve son unité. Il mourra d’ailleurs d’une expérience de transfusion sanguine ratée sur lui-même.
A la fin du récit, Menni est poussé au suicide par ses ennemis qui ont relevé la tête et qui l’accusent de vouloir rétablir la monarchie à son propre profit... mais son fils Netti continuera son oeuvre.
Là je suis tenté de dire « ouf ! »

Plusieurs problèmes se posent à la lecture de ce roman, et tout d’abord l’image que se font des ouvriers des gens qui affirmaient parler et agir en leur nom.
Bogdanov prétend parler au nom du prolétariat, il fera même la révolution en son nom mais pour lui les ouvriers pris un par un ne représentent rien. Un ouvrier seul ne vaut rien s’il ne rejoint pas son syndicat. A cette seule condition, son sort devient digne d’intérêt. Peu importe que seule une minorité d’ouvriers soit syndiquée, cette minorité peut légitimement parler au nom de tous (voir pages 216, 217 et 257 par exemples). L’individualisme est par nature « bourgeois » et il devra s’effacer devant la conscience collective du prolétariat. J’avoue avoir du mal à comprendre exactement ce que cela veut dire mais cette conception typiquement marxiste (et qui n'est pas que de Bogdanov)explique notamment le sort réel qui sera réservé aux ouvriers réels dans les pays du socialisme réel. Au nom du Prolétariat, les communistes interdiront le droit de grève, ils emprisonneront, déporteront et massacreront parfois les vrais ouvriers. Les Berlinois se souviennent encore du 17 juin 1953.
Pour revenir à « L’ingénieur Menni », il est explicitement dit que face à « l’Idée », les destins individuels n’ont pas d’importance et qu’ils doivent se soumettre (voir pages 264 et 265 ainsi que la note 3). Ces éléments irrationnels et idéalistes feront plus tard parties du « Proletkult » et annoncent le travail forcé en URSS mais aussi dans la Chine maoïste autour de « grands projets » (4). Toujours dans le même roman il est remarquable que les méchants soient d’anciens aristocrates ou des grands bourgeois, à la rigueur des députés ou des hauts fonctionnaires corrompus. En revanche les fonctionnaires de base ainsi que les membres du gouvernement sont tous bons et dévoués et aident Menni dans ses combats.
Dernier point, pour Bogdanov, la propriété privée n’est pas une valeur en soi et l’Etat peut en disposer comme il le veut, l’idéal et le but étant la collectivisation.

Que retenir de ce roman aujourd’hui ? D’abord qu’il faut se méfier de belles constructions intellectuelles qui prétendent donner la clé du bonheur humain mais qui sont plutôt de l’ordre du délire.

Sylvain

P.S. : je m’aperçois que je n’ai pas parlé de l’éducation des enfants sur la planète Mars et pourtant Bogdanov nous expose ses vues sur la question dans « L’étoile rouge » (chapitre 3 de la deuxième partie intitulé « la Maison des Enfants » pages 77 à 85).
A l’âge du communisme, les enfants sont évidemment socialisés très tôt et vivent dans des maisons collectives pouvant regrouper plusieurs centaines d’entre eux. Des adultes dont c’est le métier s’occupent d’eux. Les parents peuvent venir voir leurs enfants et peuvent même y habiter avec eux plusieurs années, ce qui être assez rare. La plupart des mères « viennent de temps en temps passer une semaine ou deux, un mois. Les pères sont plus rares à vivre ici. » (page 81). Les enfants ont donc un peu plus de contacts avec leurs parents que dans « La nébuleuse d’Andromède » d’Ivan Efrémov mais la famille en tant que telle n’existe plus.

« Voyez la force du passé, dit l’éducatrice dans un sourire. Il semblerait que le communisme soit atteint, il ne nous arrive quasiment jamais de refuser quelque chose aux enfants, alors d’où leur vient ce sentiment de propriété privée ? L’enfant arrive et dit « mon bateau », « c’est moi » qui l’ai fait. Et cela est très fréquent : cela va parfois jusqu’à la bagarre. Rien n’y fait, c’est la loi de la vie : le développement d’un organisme répète en abrégé le développement de l’espèce, et l’individualité, le développement de la société. Un enfant d’âge moyen a, dans la plupart des cas, ce caractère confusément individualiste. L’approche de la puberté renforce encore ce caractère. C’est seulement lorsqu’il est jeune adulte que le milieu social ambiant vainc ces vestiges du passé. »
A. Bogdanov, « L’étoile rouge », page 80.

Ce désir de socialiser les enfants à tout prix est inquiétant. Tous les mouvements totalitaires ont leurs mouvements de jeunes, que ce soient les jeunesses hitlériennes, les jeunesses fascistes ou les jeunesses communistes. L’Etat totalitaire met dans ses tâches prioritaires l’affaiblissement autant que faire se peut de la famille comme milieu naturel de l’être humain. Personne ne veut du totalitarisme (en tout cas, pas grand monde), sauf à avoir été élevé dedans (cela me rappelle cette jeune Cubaine qui disait « Castro, c’est comme mon père... »).
Privé de ses repères familiaux, l’être humain est plus facile à berner et à mobiliser (comme ils disent) sur des idées ou des actions qui ne lui viendraient pas à l’idée naturellement. Il est remarquable que cette volonté de socialisation à tout prix soit plus que jamais à l’oeuvre dans notre société démocratique (voir ICI par exemple).

Notes :

(1) : - « De la science-fiction soviétique, par delà le dogme, un univers » par Leonid Heller (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979), pages 32 à 34.
(2) : - « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article « A. Bogdanov-Malinovski », page 120.
(3) : - on lira aussi à propos de "l'Idée" ce RÉCIT contemporain de Nicolas Periel.
(4) : voir par exemple « Le livre noir du communisme - Crimes, terreur, répression » publié sous la direction de Stéphane Courtois (Laffont,1997) photos en face de la page 609.
La constitution d’« armées du travail » est également annoncée dans le « Manifeste du parti communiste ».
Georges Nivat explique par ailleurs que dans la Russie pré-révolutionnaire, l’idéologie dominante est déjà toute imprégnée de gnosticisme et de collectivisme pour lequel l’individu n’est rien, seuls comptent les autres membres du groupe ou mieux les frères. (Voir « Les racines russes du totalitarisme » par Georges Nivat in « Quand tombe la nuit - Origines et émergences des régimes totalitaires en Europe », publié sous la direction de Stéphane Courtois, L’Age d’Homme, 2001 ; les utopies d’Alexandre Bogdanov sont mentionnées page 17).

Autre référence : critique de « L’étoile rouge » suivi de « L’ingénieur Menni » par Rémi-Maure in « Antarès » n°18 (1985).

Lien :

A propos de la planète Mars dans la Science Fiction, un excellent site ICI.

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