Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
19.8.04
 
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Ivan Efrémov : « L’heure du taureau »
Précédé d’une « note de l’auteur ».
Editions l’Age d’Homme, col. Outrepart (1979).
Edition originale russe datant de 1969.
Traduit en français par Jacqueline Lahana.

« - Deux heures du matin, c’est l’Heure du Taureau, remarqua Ghen Atal. C’est ainsi qu’on appelait, autrefois, le moment extrèmement pénible pour l’homme qui précède l’aurore, lorsque triomphent les dernières forces du mal et de la mort. Les mongols de l’Asie mineure l’ont ainsi définie : « L’Heure du Taureau s’achève, lorsque, avant le matin, les chevaux se couchent par terre. »
« L’heure du taureau », page 173.

« - Alors, préparez un programme d’action accessible à tous et surtout, préparez des lois justes. Les lois ne sont pas faites pour protéger le pouvoir, la propriété ou les privilèges, mais pour faire observer le respect, la dignité et multiplier la richesse spirituelle de chacun. »
Idem, page 296.

Douze ans après la parution de « La nébuleuse d’Andromède », Ivan Efrémov publie un roman dont le thème est franchement
anti-utopique : « L’heure du taureau ».
L’action se passe quelques décennies après « La nébuleuse... » et « Cor Serpentis ». Les voyages dans l’espace sont devenus plus faciles grâce aux « Astronefs à Rayons Directs » qui permettent de « sauter » presque instantanément d’un point à l’autre de l’univers en passant par « l’espace-zéro ».
Le « Grand Anneau » est un système qui permet la communication entre les mondes peuplés de créatures intelligentes. Par son intermédiaire, les Terriens ont appris l’existence d’une planète habitée par les descendants d’hommes et de femmes ayant fuis la Terre deux mille ans auparavant. Cette planète baptisée « Tormans » par les Terriens va donc recevoir la visite d’un vaisseau d’exploration terrien.
A leur arrivée, les explorateurs découvrent une société tyrannique dont Tchoïo Tchagass, le dirigeant suprême a tous les pouvoirs.

Il va ensuite se passer beaucoup de choses sur cette malheureuse planète alors que les Terriens sont là. D’abord très mal reçus par les dirigeants, les Terriens vont jouer un bon moment au chat et à la souris avec les autorités et vont peu à peu ébranler un ordre politique rigide qui semblait solide. Ils rencontreront aussi les membres d’une société secrète révolutionnaire prêts à les aider (parfois par des moyens erronés, voir les pages 294 à 296). Plusieurs Terriens perdront cependant la vie dans cette entreprise.

Les habitants de ce monde étrange sont répartis en deux groupes : ceux qui sont capables de recevoir une instruction assez poussée et les autres qui sont euthanasiés à vingt-cinq ans.
Ce système a ét mis en place plusieurs siècles auparavant afin de lutter contre la surpopulation qui a provoqué une catastrophe écologique sans précédent. Efrémov exprime sa crainte que le matérialisme ne provoque la surpopulation, l’épuisement des ressources naturelles et la disparition des valeurs spirituelles. Quel que soit ce qu’il entend par là (car il n’est pas très précis), il mentionne plusieurs fois l’Inde, sa religion et sa culture comme possible antidote (pages 214, 269, 312 et 329). Efrémov expose également à certains moments sa philosophie personnelle : le bien et le mal luttent éternellement et c’est à l’homme de faire triompher le bien car les processus naturels sont le jeu du hasard. Le mal est très puissant et l’homme doit sortir de « l’inferno » qui est l’état du développement humain actuel caractérisé par la violence et la souffrance. Ce n’est certes pas du marxisme orthodoxe mais Efrémov était sans doute un marxiste sincère car la dialectique est très souvent mentionnée (pages 60, 153, 157, 161, 163, 206, 220, 225, 244, 274...). Elle n’explique toujours pas grand chose car comme tout comporte en son sein son propre opposé, on peut faire dire à la dialectique une chose et son contraire...



Pour revenir à Tormans, plus on occupe un rang élevé dans la hiérarchie sociale, plus on vit bien. La qualité de la nourriture comme la taille des logements sont le reflet du statut social. (Alors que sur Terre, à l’heure du communisme, c’est « à chacun selon ses besoins », les besoins étant d’ailleurs sévèrement limités grâce à une éducation adéquate...)

Ivan Efremov prend bien soin d’attaquer le régime communiste chinois du 20è siècle (pages 64, 65, 101, 226...) et dit à de nombreuse reprises que la planète Tormans est ainsi à cause de l’oligarchie capitaliste qui la dirige (pages 215, 244...). Les lecteurs russes d’Efrémov cependant, habitués à lire entre les lignes comme il est nécessaire de l’être quand on vit dans un régime totalitaire, ont dû reconnaitre bien des éléments de leur quotidien dans ce récit. Une liste non-exhaustive de ces éléments comporterait les pénuries alimentaires, les enlèvements, tortures et exécutions pratiquées par la police politique, la brutalité et la grossièreté des relations quotidiennes entre les individus et l’espionnage systématique des habitants les uns par les autres.

« L’heure du taureau » est donc aussi bien par la forme que par le fond très différent de « La nébuleuse d’Andromède ». Il ne faut pas oublier que dans l’intervalle de 12 ans qui sépare les deux textes, la situation en URSS a bien changé. Khrouchtchev a dû abandonner le pouvoir en 1964 au profit de Leonid Brejnev et l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie date de 1968. La période 1956-68 a bien été l’« âge d’or » de la Science Fiction soviétique et même si cette période de relative liberté n’est pas allée sans heurts ni sans retours en arrière, les Russes ne retrouveront pareille liberté qu’après la chute du communisme.
En 1969, au moment de la parution de « L’heure du taureau », l’heure est au rétablissement de la censure et au retour de la répression.
Cela explique l’accueil glacial réservé en URSS à ce roman.
Dans les années 50 et après quelques grincements de dents, « La nébuleuse d’Andromède » avait été récupéré par le pouvoir et était devenu au fil du temps une sorte d’utopie communiste « officielle ». Ce mouvement avait été conforté par les réactions plutôt enthousiastes en Occident que ce roman avait provoquées.
Rien de tel avec « L’heure du taureau ». Le côté sombre du récit et les critiques à peine voilées du communisme réel qu’on y trouve provoquèrent une tentative d’effacement officiel. On vit ainsi des biographies d’Efrémov ne pas mentionner du tout ce titre et lorsqu’en 1972, Efrémov mourut, l’article nécrologique de l’Union des Ecrivains « oublia » aussi ce roman...

Quel est l’intérêt de lire un tel roman de nos jours ?
Le récit est parfois confus, les éléments ne s’enchaînent pas toujours logiquement et ce texte est par moments lent et ennuyeux. Ivan Efrémov a tenté de réaliser un « roman total » qui soit à la fois politique, de Science Fiction, éducatif et qui lui permette de faire part de sa vision personnelle des choses. C’était sans doute trop à la fois. Par ailleurs, certains éléments comme la peur de la surpopulation ou la peur de l’épuisement des ressources naturelles (1) sont dépassés par ce que nous savons aujourd’hui même si ces peurs sont toujours utilisées par les « hommes de l’Etat » et leurs alliés.
Mais il s’agit d’un document historique sur un moment fort intéressant de la Science Fiction et de la pensée anti-utopique. Surgies d’une époque et d’un pays qu’on a trop tendance à volontairement oublier aujourd’hui, les histoires d’Ivan Efrémov méritent bien mieux que l’oubli. Lire de la SF soviétique aujourd’hui, c’est aussi lutter contre « la grande parade ».

Sylvain

Note :

(1) : Voir par exemple « L’écologiste sceptique » de Bjørn Lomborg.



Références :

- « Les mondes parallèles de la science-fiction soviétique » par Jacqueline Lahana (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979) pages 60 à 62.
- « De la science-fiction soviétique, par delà le dogme, un univers » par Leonid Heller (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979), pages 240 à 248.
- Brève présentation de "L'heure du taureau" par Leonid Heller in "L'année 1979-1980 de la Science-Fiction et du Fantastique" publié sous la direction de Jacques Goimard aux éditions Julliard en 1980 (page 166).
- « Pour une approche de la Science Fiction soviétique » par Jacqueline Lahana in fanzine « SFère » n°6 (juillet 1983). Plusieurs numéros de ce fanzine-phare du début des années 80 peuvent être téléchargés ICI, notamment le numéro 6.
- On aura un aperçu de l’idéologie officielle concernant la SF en URSS en lisant le texte de Kiril Andréiev « Vision soviétique de la SF » paru dans « Antarès » n°13 (sans date mais édité probablement fin 1984), pages 122 à 125.

Liens complémentaires :

- Ma présentation d’un autre roman d’Ivan Efrémov : « La nébuleuse d’Andromède ».

- Les livres d'Ivan Efrémov disponibles en russe sont ICI.



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