Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
16.8.03
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Pour LeP qui aime bien les serpents...
Eugène Zamiatine : « Nous autres »
Editions Gallimard, collection « L’Imaginaire » n°39 (1979) avec une préface de Jorge Semprun.
Ecrit en 1920 (titre original : « My ») et traduit du russe en français par B. Cauvet-Duhamel en 1929.
Prix Prometheus catégorie « Hall of Fame » en 1994.
De son vrai nom Evgueni Ivanovitch Zamiatine, cet auteur russe est né en 1884 à Lebedian-sur-le-Don. Il fait des études d’ingénieur naval à l’Institut Polytechnique de St Pétersbourg avant de participer à la révolution de 1905. Comme bolchevique, il est condamné à la prison et à la déportation.
Il commence à écrire en 1908 et en 1914 quitte la Russie pour la Grande-Bretagne.
Il rentre dans son pays natal en 1917 et après la « révolution » d’octobre, prend une part importante à la vie littéraire russe. Cependant à partir de 1921 il est victime d’une campagne de dénigrement et son roman « Nous autres » n’est pas édité mais circule clandestinement.
Avec l’autorisation de Staline, il réussit à quitter la Russie définitivement cette fois en 1932 et arrive à Paris. Il travaille notamment avec Jean Renoir à l’adaptation cinématographique des « Bas-Fonds » de Maxime Gorki qui sera tournée en 1936. Il meurt le 10 mars 1937 d’une crise d’angine de poitrine.
Zamiatine laisse une oeuvre de 40 volumes de nouvelles, de contes, de pièces de théâtre, d’essais et deux romans.
La première édition de son célèbre roman anti-utopique « Nous autres » est la traduction américaine de 1924. Elle sera suivie par une parution dans un journal de l’émigration russe en 1927 mais il ne sera édité en Russie qu’en 1988 au moment de la Glasnost.
L’histoire se passe au 26è siècle. Les hommes n’ont plus de nom, seulement un numéro. « Nous autres » est le journal tenu par D-503, un mathématicien qui a conçu « l’Intégral », un vaisseau spatial qui doit décoller quelques mois plus tard.
La société est dirigée par le Bienfaiteur, maître de l’Etat Unique. Tout est contrôlé et organisé. Seuls moments de (petite) liberté, les « Heures personnelles » tous les jours de 16 à 17 et de 21 à 22 heures. Les murs des appartements sont faits de verre afin que tout le monde puisse voir ce qui s’y passe et les rideaux ne peuvent être tirés que pendant les « heures d’amour ».
Pas de familles ni de mariage naturellement, les enfants sont élevés en collectivités.
Les déviants sont éliminés mais cette société est enclose d’un « Mur Vert » derrière lequel d’autres hommes vivent différemment...
D-503 va rencontrer l’amour en la personne de I-330 qui se révélera faire partie d’un réseau de résistants. Ensemble ils tenteront de prendre le contrôle de « l’Intégral » mais pas d’espoir, dans ce futur, la révolte ne pourra pas l’emporter, au contraire la tyrannie se fera encore plus totale.
Ce texte est historique. C’est peut-être la première fois qu’un romancier se donnait comme but la description sans illusion d’un monde utopique en étant bien conscient que le désir étatiste de contrôler l’homme et de remodeler la société ne peut produire que la pire des tyrannies. Activiste bolchevique, Zamiatine a vu de près les quinze premières années de la dictature communiste en Russie et il savait donc très bien de quoi il parlait. Dans ce futur totalitaire, il marie le machinisme (Taylor est considéré comme « le plus génial des anciens » page 44) et la volonté de contrôle social absolu inhérente aux idéologies d’inspiration socialiste.
Nous ne sommes pas ici en présence d’un texte de Science Fiction à proprement parler mais d’un texte très littéraire qui pourra même par moments sembler ennuyeux à certains lecteurs. Mais qu’importe. Zamiatine a quasiment inventé avec « Nous autres » un nouveau genre littéraire, l’anti-utopie ou « dystopie » dont l’importance littéraire est indéniable.
Sylvain
Références :
- « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article
« Eugène Zamiatine », pages 977 et 978.
- « Science-Fiction : une histoire illustrée » par Dieter Wuckel (éd. Leipzig, 1988), pages 142 à 144.
- "Les contes de fées révolutionnaires de Wells" par Eugène Zamiatine, texte de 1922 publié dans la revue "Europe" n°681/682 (janvier/février 1986) dont le dossier est consacré à H.G. Wells et à Rosny aîné.
- "Zamiatine et Nous autres" par Jean-Luc Gautero in revue "Alliage" n°3 (Printemps 1990).
- "L'Utopie ou la mémoire du futur" par Yolène Dilas-Rocherieux, éditions Robert Laffont (2000), page 263.
- « The Multimedia Encyclopedia of Science Fiction », CD-Rom, par Peter Nicholls et John Clute (Grolier, 1995).
Extrait :
« -Vous savez (...), la vieille légende du paradis, c’est nous, c’est tout à fait actuel. Vous allez voir. Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur, pas d’autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. Voilà en quoi consistait la misère humaine : on aspirait aux chaînes. Nous venons de trouver la façon de rendre le bonheur au monde... Vous allez voir. Le vieux Dieu et nous, nous sommes à la même table, côte à côte. Oui, nous avons aidé Dieu à vaincre définitivement le diable ; c’est le diable qui avait poussé les hommes à violer la défense divine et à goûter à cette liberté maudite ; c’est lui, le serpent rusé. Mais nous l’avons écrasé d’un petit coup de talon : « crac ». Et le paradis est revenu, nous sommes redevenus simples et innocents comme Adam et Eve. »
« Nous autres », page 71.
P.S. du 29 juillet 2004 :
Il existe un autre texte anti-utopique de Zamiatine édité en français, les " Contes de Théta". Il s'agit d'une courte nouvelle publiée pour la première fois en 1922 et racontant l'apparition spontanée de Théta, une sorte de golem mangeur d'encre. Théta va vite devenir gouverneur d'une ville dont le nom n'est pas donné et entre autres prouesses, il interdira par décret le choléra et la famine qui font des ravages dans cette cité...
Références : "Contes de Théta" d'Evguéni Zamiatine in "Le livre d'or de la Science-fiction soviétique" (Presses Pocket n°5174, 1984), une anthologie réunie et présentée par Leonid Heller.
Correspondance :
28/12/04
"Salut Sylvain.
J'ai lu avec intérêt ton blog consacré à la dystopie. À commencer par la fin, c'est-à-dire par Zamiatine. Je constate avec satisfaction que, contrairement à d'autres libéraux et (c'est ça qui est amusant) contrairement aux communistes, tu ne gommes pas le fait que l'inventeur du roman dystopique était un révolutionnaire marxiste convaincu... seulement, il ne croyait pas qu'il puisse y avoir une "dernière révolution" (position qui recoupe curieusement celle de Benedetto Croce, philosophe de droite mais dialecticien convaincu qui croyait avec raison et au contraire de Hegel que l'utopie, c'est la mort, puisqu'elle présuppose la fin de l'Histoire - voir « L'Histoire comme pensée et comme action », 1938.)
La même chose s'est passé avec son imitateur Orwell : après « 1984 », la gauche marxiste l'a repoussé comme étant "objectivement" (sic) de droite et la droite l'a pris pour l'un des siens parce qu'il était anticommuniste. (Il suffit pourtant de lire « Hommage à la Catalogne », comme le suggèrent Fruttero et Lucentini dans « La Prédominance du crétin », pour voir que droite et gauche commettent à ce sujet sinon un mensonge, en tout cas une évidente erreur).
Un détail qui en dit long : une fois en exil en Paris, Zamiatine a toujours refusé d'abandonner sa nationalité soviétique, s'aliénant ainsi une partie de la colonie des réfugiés (mais pas Nabokov, qui lui rendit un vibrant éloge funèbre).
Autre point intéressant : parmi les prodromes de « Nous autres », il faut noter « Les Insulaires », une satire de la vie britannique qui prend pour cible la mécanisation de l'existence. (Ben quoi? Après tout, « 1984 » se passe bien en Angleterre...)
Salut et bonne continuation,
Arca1943"
29/12/04
Bonjour,
et merci de ta très intéressante réponse !
Me permets-tu de la publier sur mon blog ?
Il est indéniable que beaucoup d'auteurs d'anti-utopies
viennent de la gauche et y sont restés malgré les textes
parfois très critiques qu'ils ont écrits. J'y vois l'un des
effets de l'occultation des idées libérales, idées libérales
qui sont les seules me semble-t-il à concilier refus du
totalitarisme et désir de prospérité pour le plus grand nombre.
Bien cordialement,
Sylvain
29/12/04
"Salut, Sylvain
Si le coeur t'en dit, ça me fait plaisir (je suis honoré, etc) que tu mettes ma réponse sur ton site.
Ma préoccupation, comme tu t'en doutes, est pour la vérité. Et le malheur veut que le mensonge - pour ne rien dire de l'erreur, qui est bien pire, car alors même le menteur ne sait pas qu'il ment - le mensonge n'est le monopole d'aucun camp politique, même si on trouve dans les totalitarismes (communiste, fasciste ou nazi) du mensonge en quantité beaucoup plus concentrée qu'à l'ordinaire, pour ainsi dire.
Pour moi, l'anti-utopie n'est qu'une des formes modernes de la satire et la satire est une sorte de position en soi, qui échappe (ou peut échapper, si elle le veut) à l'idéologie : parce qu'il s'agit d'art et de fiction, les jeux de l'esprit, les folles extrapolations futuristes ont un effet boomerang sur l'ici-et-maintenant dont l'auteur lui-même ne contrôle les effets qu'en partie. Cela dit, parmi les chefs-d'oeuvre du genre, on note aussi Ira Levin et son « Bonheur insoutenable ». Levin est un libéral, nullement un socialiste; or son anticipation recoupe largement « Brave New World », de l'homme de gauche Huxley. Tout ceci veut tout simplement dire qu'appréhender la littérature sous le seul angle politique est et sera toujours un casse-gueule.
Mais pour revenir plus près du plancher des vaches, sur Zamiatine, Orwell, Huxley et la gauche, la vérité c'est qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Un homme de droite n'aurait sans doute pas réussi à écrire « 1984 », ou pas aussi bien. Orwell - qui appartient à une gauche non-marxiste, un brin populiste, "sans carte et sans dogmes" (dixit Fruttero et Lucentini, écrivains conservateurs) - connaît la gauche de l'intérieur, il la pratique et la fréquente, il en fait partie. C'est simple, au fond : si un Finlandais s'essaie à faire une comédie à l'italienne qui se passe à Rome, réussira-t-il aussi bien que Dino Risi et Alberto Sordi? Poser la question, c'est y répondre.
La même chose, bien évidemment, vaut dans le sens contraire : qui d'autre qu'un homme de droite comme Georges Bernanos pouvait écrire « Les Grands cimetières sous la lune » ? Zamiatine disait que l'avenir appartient toujours aux hérétiques ; et sur ce cas, au moins - celui de la guerre d'Espagne - vu la double série de mensonges et/ou d'erreurs, de gauche comme de droite, qui se répercutent parfois jusqu'à nos jours, les deux témoignages les plus fiables, les plus crédibles, sont justement les deux George(s) hérétiques : Orwell qui rompt l'unanimité de la gauche avec « Hommage à la Catalogne », Bernanos qui rompt l'unanimité de la droite avec « Les Grands cimetières sous la lune ». Parce qu'ils sont des hérétiques de leur camp respectif, ils n'ont rien à perdre; et parce qu'ils n'ont rien à perdre, je leur fais confiance en tant que lecteur : quelle raison pourraient-ils avoir de me mentir ?
Cordialement,
Arca1943"
30/12/04
Bonjour,
c’est avec grand plaisir que je publie cette correspondance en ligne. Merci à toi.
Je partage tout à fait ton point de vue sur les limites de l’analyse politique appliquée à la littérature. Il est clair que les oeuvres artistiques sont bien plus riches que ça et qu’une analyse uniquement politique n’a pas grand intérêt. J’ajouterais quand même ici mais... Les écrivains sont malgré tout immergés dans leur époque et leurs idées constituent un matériau pour leur oeuvre. Pour moi, les textes de Zamiatine, d’Huxley ou d’Orwell ont certes vieilli et je préfère « La kallocaïne » de Boye ou « Révolte sur la Lune » d’Heinlein mais peu importe, il existe une sorte de débat entre tous ces auteurs à travers les décennies sur ce dont nous ne voulons pas.
Pour revenir à la politique, je pense qu’il n’y a pas que la droite et la gauche en politique et que les libéraux constituent comme un troisième camp qui s’oppose à la fois à la gauche et à la droite et dont les objectifs sont le dépérissement plus ou moins progressif de l’Etat et la fin de la politique comme prétendu moyen d’action collective. Les hommes politiques ont tout intérêt à nous faire penser de façon binaire (« eux » ou « nous ») mais il faut sortir de ce système (de cette aliénation) et regarder ce qui se passe vraiment. En tout cas c’est ce que permet la lecture d’auteurs comme Bastiat, Friedman (David), Rothbard ou Salin.
La présence non négligeable d’idées clairement libertariennes dans la Science Fiction moderne est un signe d’espoir pour l’avenir (ajout du 16 novembre 2006 : sur ce sujet ,voir ICI).
Cordialement,
Sylvain
P.S. : je n’ai pas lu « Les grands cimetières sous la lune » mais je te remercie pour cette suggestion de lecture.
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