Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
16.8.03
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Aldous Huxley : « Le meilleur des mondes »
Titre original : « Brave New World » (1932).
Une édition française parmi beaucoup d’autres : Livre de Poche n°346-347 (1963) avec une « Préface nouvelle de l’auteur » datée de 1946 et une « Préface à l’édition française » sans date.
Traduction : Jules Castier.
Aldous Huxley (1894-1963) était poète, journaliste et romancier. Il a commencé à publier en 1918 et son roman « Le meilleur des mondes » est l’un des plus grands succès de librairie du XXè siècle. C’est sans doute avec « 1984 » de George Orwell l’anti-utopie la plus connue et la plus lue. J’avoue ne pas être très enthousiaste devant ce texte car certains aspects du récit ont énormément vieillis et les présupposés idéologiques de l’auteur sont profondément conservateurs.
Dans six cents ans, l’Etat aura réussi à ce que l’être humain soit parfaitement adapté à la société et d’ailleurs l’auteur rend hommage aux inspirateurs de ce meilleur des mondes en baptisant certains de ses personnages du nom de Marx, Trotsky, Bénito, Bakounine, on rencontre même une « Lénina ».
Dans cette nouvelle société, avant la naissance, les embryons sont triés et déjà conditionnés à leur rôle futur. Ils grandissent dans des sortes de flacons et sont « décantés » le moment venu.
Les êtres humains sont répartis en plusieurs catégories qui ne se mélangent pas et qui ont un développement différent. Les enfants sont dressés à l’aide de méthodes pavloviennes (traumatismes infligés volontairement, messages répétés pendant le sommeil, etc.), l’objectif étant de faire aimer ce que l’on doit faire. Ils sont élevés en collectivités car la famille n’existe plus et les termes « père » et « mère » sont même devenus obscènes.
La vie sexuelle est très « libre » puisque « chacun appartient à tous ». Pour les moments malgré tout un peu difficiles, il y a toujours le soma, une drogue qui plonge dans un état d’hébétude très recherché.
Peu de détails sur l’organisation économique sinon que Ford est la référence à laquelle tous rendent hommage. Apparemment, nous sommes en présence d’une sorte de « capitalisme d’Etat ». Les dirigeants font attention à ce que la consommation soit toujours à un niveau élevé mais l’innovation est quasiment inexistante. Je crois percevoir ici un écho de la crise de 1929 dont l’explication (fausse) la plus courante est qu'il s'est agi d'une crise de surproduction du système capitaliste...
Après quelques dizaines de pages où de manière frappante les grandes lignes de ce système sont exposées, le récit bascule et le roman passe à une confrontation entre cette société « parfaite » et un « sauvage » (car il existe des réserves...), rejeton d’une femme « civilisée » perdue et oubliée jadis dans une de ces réserves.
Ce « sauvage » n’a pas eu beaucoup de chance. Sa mère a eu beaucoup de mal à faire face à la situation (comme on la comprend !) et il a été mal accepté par les « vrais sauvages » qui l’ont exclu de certains rites. Mais il sait lire et a trouvé un vieux livre renfermant les oeuvres complètes de Shakespeare, ce qui lui donne un point de vue unique sur ce monde...
La faiblesse principale de ce roman est le côté artificiel de cette rencontre entre « Monsieur le Sauvage » et le « meilleur des mondes ». Le thème de la rencontre entre le « bon sauvage » et la civilisation a presque été un genre littéraire en soi mais Aldous Huxley nous donne ici ce qui est peut-être la dernière illustration de ce motif. En fait comme expliqué plus haut, ce « sauvage » n’en est pas vraiment un, il faut plutôt y voir le représentant de l’auteur lui-même dans l’enfer que ce dernier a lui- même créé.
Ce « sauvage » est préoccupé de morale, de savoir, de littérature, de « Et Dieu dans tout ça ? » et même de mariage (sic), toutes choses qui n’existent plus normalement.
La seconde faiblesse est la difficulté pour tout écrivain de rendre crédibles des gens vraiment différents de nous. Les écrivains de Science Fiction savent qu’il est bien difficile de rendre crédibles des extraterrestres intelligents mais non-humains par exemple. Aldous Huxley se heurte au même genre de difficultés. Après nous avoir appâté par la fabrication sur mesure d’êtres humains, il ne nous présente que des gens qui finalement ne sont pas très différents de nous. On aurait aimé en savoir plus sur la vie quotidienne des plus basses castes delta ou epsilon mais il ne nous montre que des alphas ou des bêtas (sic) raisonnablement intelligents.
La troisième faiblesse bien sûr est l’arrière-plan scientifique de cette société qui est complètement obsolète aujourd’hui. Non, l’être humain ne peut pas être dressé par simple acquisition de réflexes conditionnés. Oui, la famille fait partie intégrante de la nature humaine et l’homme ne pourra jamais s’en passer. Des sentiments comme l’individualisme, la curiosité, la jalousie, l’envie persisteront toujours (1).
Pour en venir à bout, l’Etat devra utiliser d’autres méthodes que celles imaginées par Aldous Huxley. Nous verrons cela à propos du roman de Karin Boye « La kallocaïne » dont je vous parlerai bientôt.
Pour conclure.
En lisant ce roman ainsi que la préface qui l’accompagne, il est clair qu’Aldous Huxley était inquiet devant certains traits du monde moderne qu’il voyait naître sous ses yeux : le désir de contrôle social bien sûr à l’oeuvre aussi bien dans les états totalitaires que dans les démocraties, le machinisme qui depuis le XIXè siècle fait très peur à de nombreux écrivains et l’hédonisme qui est une question très actuelle. Malheureusement, les solutions qu’il esquisse relève du mysticisme quand il ne traduise pas la peur du changement quel qu’il soit.
Aldous Huxley n’a pas vu que le progrès scientifique et technique est d’abord un formidable moyen de libérer l’homme. Il n’a pas vu non plus que la liberté est une valeur en soi qui mérite que l’on se batte pour elle.
Sylvain
P. S. : contrairement à une rumeur persistante, Aldous Huxley n’a pas donné de suite romanesque au « Meilleur des mondes ». Il a publié plus tard un essai intitulé « Brave New Baby » traduit en français sous le titre « Retour au meilleur des mondes » (qu’on trouve par exemple édité chez Presses Pocket, n°1645 en 1978).
Note :
(1) : Voir au sujet de la « nature humaine » par exemple les livres de Steven Pinker : « Comment fonctionne l’esprit » (éd. Odile Jacob, 2000) et « L’instinct du langage » (éd. Odile Jacob, 1999), en particulier le chapitre 13 « La structure de l’esprit ». [Note du 22 décembre 2003 : ceci dit, il est vrai que le paradigme d'un être humain "tabula rasa" à la naissance et façonné ensuite par son environnement est toujours dominant aujourd'hui dans les médias ou dans le système éducatif. Ce modèle est certes complètement obsolète d'un point de vue scientifique mais il imprègne encore beaucoup de nos contemporains qui doivent trouver le roman d'Aldous Huxley encore très actuel...]
Références :
- « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article « Aldous Huxley », page 444.
- "Préface" de Pierre Versins in "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley, Edito-Services (1976).
- « Science-Fiction : une histoire illustrée » par Dieter Wuckel (éd. Leipzig, 1988), pages 144 à 147.
- "A propos de 1984..." par Aldous Huxley in le "Magazine littéraire" n°202 (décembre 1983, pages 36 et 37) dont le dossier s'intitule "George Orwell 1984 Hier et demain".
- « The Multimedia Encyclopedia of Science Fiction », CD-Rom, par Peter Nicholls et John Clute (Grolier, 1995).
Illustration de Lisbeth Kneen pour "Le meilleur des mondes" paru aux éditions Edito-Services en 1976.