Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
17.8.03
 
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Ira Levin : « Un bonheur insoutenable »
Editions Robert Laffont, (1971).
Réédition : éditions J’ai lu n°434 (1972).
Titre original : « This Perfect Day » (1970).
Traduction : Frank Straschitz.
Prix Prometheus catégorie « Hall of Fame » en 1992.

Ira Levin est né à New York en 1929. Il a eu son heure de gloire quand son roman « Un bébé pour Rosemary » (« Rosemary’s Baby » en version originale) a été adapté au cinéma par Roman Polanski en 1968. Il est également connu pour son roman « La couronne de cuivre » et par ses romans de Science Fiction dont « Ces garçons qui venaient du Brésil » également adapté au cinéma.

Son roman « Un bonheur insoutenable » est sans doute son texte le plus ambitieux. Il s’agit d’une anti-utopie qui se situe plutôt dans la lignée du « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley que dans celle de « 1984 » d’Orwell.

Dans le futur, les humains sont gouvernés par un ordinateur unique (« UniOrd ») enfouit sous les Alpes. Cet ordinateur décide qui pourra avoir des enfants, quel sera le métier que l’on exercera, où on habitera, avec qui on pourra se marier, etc. Il n’existe que quatre prénoms pour les hommes et autant pour les femmes et les caractéristiques physiques ont été uniformisées. Tout le monde porte un bracelet d’identification au poignet qui sert aussi de « passe » auprès des innombrables bornes et portes électroniques qui parsèment ce monde.
Clef de ce système, UniOrd décide surtout du « traitement » que reçoit chaque habitant une fois par mois (plus souvent en cas de besoin). Cocktail de médicaments, d’hormones et de calmants, ces injections ont pour but de maintenir les hommes et les femmes dans un état « civilisé » où l’agressivité et la pensée autonome sont bannies. Grâce à ce contrôle hormonal, la sexualité est réduite à dix minutes par semaine, les femmes n’ont presque pas de seins et les hommes n’ont pas besoin de se raser...

Heureusement, certains habitants arrivent quand même à se révolter et Ira Levin nous raconte la vie d’un homme surnommé Copeau dont le grand-père a participé à la construction d’UniOrd. Sans trop rentrer dans les détails, disons qu’arrivé à l’âge adulte, Copeau va rencontrer un groupe de personnes qui comme lui essaient de penser par elles-mêmes et ne trouvent pas forcément bonnes les décisions que prend Uni. Ce groupe sera repris par le système et ce n’est que plusieurs années plus tard que Copeau réussira à se libérer de nouveau de sa camisole chimique. Cette fois, il réussira à fuir accompagné de la femme qu’il aime vers une île habitée par des « sauvages » qui vivent à peu près comme nous. Après une période d’adaptation difficile dans cette nouvelle société, Copeau formera le projet de revenir afin de détruire UniOrd...

Je ne dévoilerai pas la fin du roman mais je dirai seulement qu’il s’agit d’une illustration des thèses de Friedrich Hayek dans « La présomption fatale »...

Ce roman est dans l’ensemble bien construit et se lit avec plaisir. Les rebondissements sont nombreux et l’auteur sait rendre crédible le monde qu’il nous décrit. Deux points faibles cependant : tout d’abord le contrôle des individus paraît être tellement efficace que l’on est étonné du nombre de personnes qui finalement réussissent à se révolter.
Deuxièmement, l’arrivée dans une nouvelle société d’êtres humains « sauvages » est traitée un peu rapidement et en quelques pages, l’univers de Copeau change radicalement. Ira Levin a voulu mettre beaucoup de choses dans son récit, peut-être un peu trop de choses.

On retrouve dans ce roman certaines idées forces déjà rencontrées dans d’autres anti-utopies comme le contrôle social absolu, la quasi-disparition de la famille, l’amour comme voie vers la révolte et l’acharnement du système contre l’individualisme (dans « Nous autres » de Zamiatine, les hommes n’étaient plus des hommes mais des numéros, ici ils sont des « membres »).
On peut également penser comme source d’inspiration au sort de certains dissidents politiques soviétiques qui jusque dans les années quatre-vingts étaient internés dans des hôpitaux psychiatriques et mis sous camisole chimique. Si vous vivez dans une société socialiste en marche vers un avenir radieux et que vous vous révoltez, c’est que vous êtes malades et les optimistes feront remarquer que trente ou quarante ans plus tôt, ces dissidents auraient été exécutés dans les caves du KGB ou envoyés en Sibérie... Décidément, l’univers soviétique est une source d’inspiration inépuisable pour les faiseurs d’anti-utopies.
Les arguments en faveur d’un monde ainsi contrôlé ont aussi été déjà rencontrés : échange de la liberté contre le bonheur, abolition quasi-complète des conflits, paix universelle, plus grande efficacité économique, etc.

Typique des années soixante-dix, l’idée et la peur qu’une telle société totalitaire pourrait reposer sur l’utilisation d’un énorme ordinateur qui gérerait dans les moindres détails la vie de chaque individu. Il est vrai que les premiers ordinateurs étaient énormes et coûtaient très chers et rarissimes sont les textes de Science Fiction qui envisagent qu’ils puissent devenir de petite taille (et même portables !) avant l’invention du PC par IBM dans les années quatre-vingts. En fait, il n’existe qu’un texte de cette sorte, il s’agit de la nouvelle « Un logique nommé Joe » de Murray Leinster qui date de 1946 (on peut la lire en français dans « Demain les puces », anthologie de Patrice Duvic, éditions Denoël, collection Présence du futur n°421, 1986).

Une originalité dans ce « bonheur insoutenable » : ce monde bouge. Les sociétés décrites dans « Nous autres », « Le Meilleur des mondes » ou « 1984 » sont des sociétés qui cherchent à échapper à l’histoire, à figer les choses dans un présent perpétuel... Seule la conquête de l’espace dans « Nous autres » est une véritable innovation et dans « La kallocaïne » de Karin Boye, la guerre ne sert pas à immobiliser le présent comme dans « 1984 ».
Dans le roman d’Ira Levin, nous apprenons comment cette société future est née et nous savons que des « progrès » à venir sont possibles grâce aux recherches menées sur les manipulations génétiques. Elles permettront si tout se passe bien d’obtenir des êtres humains naturellement sages, calmes et intégrés. Dans ce roman aussi, la conquête de l’espace est mentionnée plusieurs fois.
C’est peut-être là une différence entre une anti-utopie proprement dite, héritière des utopies des siècles précédents où les hommes vivent dans une société parfaite et dans un éternel présent et un roman de Science Fiction qui emprunte beaucoup aux anti-utopies mais qui ne refuse pas l’histoire ni l’évolution. Autrement dit, on s’ennuie quand-même moins dans un roman de Science Fiction !

Sylvain

P. S. : Ira Levin a écrit un autre roman dans lequel on trouve une autre sorte d’anti-utopie, il s’agit du roman « Les femmes de Stepford » (éd. Albin Michel, 1974 ; réédition chez J’ai lu, n°649 en 1976) dont voici l’argument.
Joanna et son mari sont new-yorkais mais décident de s’installer dans une petite ville baptisée Stepford. Leur arrivée se passe bien mais Joanna s’aperçoit vite que les habitantes de la ville ont une particularité : elles ne pensent qu’à leur ménage et à s’occuper de leurs enfants et de leur mari. A côté de ça, elles ont toutes des mensurations dignes du magazine « Play Boy » et les tentatives de Joanna pour créer un club féminin ou féministe échouent pitoyablement.
Les choses commencent à devenir inquiétantes quand son mari devient un assidu des réunions du « Club des Hommes » et quand plusieurs de ses amies comme elles nouvelles habitantes de la ville et qui semblaient jusque là épargnées se mettent aussi à ne plus penser qu’à leur maison...
Que se passe-t-il à Stepford ? L’eau ou l’air contiennent-ils une substance chimique qui modifie le comportement des femmes ? Est-ce une conspiration des hommes de la commune qui ont trouvé le moyen mécanique ou électronique de transformer leurs compagnes ? Les femmes de Stepford sont-elles des robots ? Joanna va mener son enquête...
Un roman très agréable à lire et qui reflète peut-être certaines peurs ou certains fantasmes des féministes des années soixante-dix. Une anti-utopie mineure mais intéressante.
A noter que l’édition J’ai lu est illustrée par un excellent dessin de Philippe Caza.



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