Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
17.8.03
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George Orwell : « 1984 »
Titre original : « Nineteen Eighty-Four » (1949).
Traduction française chez Gallimard en 1950.
Nombreuses autres éditions dont Folio n°822 (1972), les pages mentionnées ici font référence à cette édition.
Traduction : Amélie Audiberti.
Prix Prometheus catégorie « Hall of Fame » en 1984.
De son vrai nom Eric Arthur Blair, l’écrivain britannique George Orwell est né en 1903. Il est connu pour avoir participé dans le camp républicain à la guerre civile espagnole (il a raconté cette expérience dans « La Catalogne libre ») et pour son engagement constant en faveur du socialisme. Il a été journaliste et a notamment raconté la vie des pauvres et des clochards parmi lesquels il a vécu à certains moments de sa vie (« La vache enragée » ou « Dans la dèche à Paris et à Londres »).
Comme écrivain il est le célèbrissime auteur de « 1984 » mais aussi de la « Ferme des Animaux » dont le sujet est la dégénérescence qui suit nécessairement la victoire de la Révolution, thème qu’à gauche on nomme souvent la « révolution trahie ».
Malade depuis des années, Orwell a eu le temps de voir paraître son roman « 1984 » avant de mourir de la tuberculose en 1950.
Winston Smith est fonctionnaire au Ministère de la Vérité. Son travail consiste à réécrire certains documents du passé comme des articles de journaux afin de les mettre en conformité avec les événements présents. Il est membre du Parti extérieur, ce qui lui donne quelques privilèges mais le place sous surveillance politique constante.
Winston a envie de se révolter mais le monde dans lequel il vit n’admet aucune révolte ni même aucune pensée déviante. C’est l’amour qui lui permettra de s’échapper un peu et pour peu de temps...
Pour Orwell, la société de « 1984 » se situe dans un futur relativement proche. Il suppose qu’une guerre atomique a éclaté à la fin des années cinquante et « qu’une centaine de bombes furent alors lâchées sur les centres industriels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord » (page 276). Il sous-estime les conséquences d’une telle guerre nucléaire et dans son récit les séquelles en sont inexistantes. Il est évident que dans le monde réel, le lâcher d’une centaine de bombes atomiques auraient eu des conséquences dramatiques et aurait menacé la survie même de l’être humain sur la Terre...
Quoi qu’il en soit, la Révolution a éclaté et triomphé en Occident sensiblement à la même date et l’Angsoc est devenu l’idéologie officielle de l’Océania dont fait partie la Grande-Bretagne.
Au sommet de cette organisation sociale, on trouve bien sûr Big Brother tout puissant et infaillible. Ensuite vient le Parti Intérieur qui regroupe les privilégiés du système avec leurs magasins spécialisés et leurs produits de luxe (luxe tout relatif dans ce monde de pénurie mais quand-même).
Puis le Parti Extérieur qui encadre la société et dont les membres sont étroitement surveillés et enfin les « Prolétaires », environ 85 % de la population (page 103), qui sont méprisés, manipulés, mais qui ont une vie relativement normale.
La vie de tous est rythmée par les minutes et les semaines de la haine, prétextes à des scènes d’hystérie obligatoire où les traîtres supposés sont dénoncés et insultés. Le chef de ces opposants s’appelle Emmanuel Goldstein. C’est un ancien dirigeant d’Océania qui est censé avoir trahi au profit de l’étranger et qui complote pour tenter de rétablir l’ancien régime capitaliste. Il serait à la tête d’une mystérieuse organisation qu’on appelle la « Fraternité ». Il est également l’auteur d’un livre interdit dont le titre est « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique ». Winston réussira à en lire le premier et le troisième chapitre avant d’être arrêté par la Police de la Pensée...
Ce qui a frappé les lecteurs de « 1984 », c’est l’incroyable perversité du système politique et idéologique imaginé par George Orwell. Il s’est clairement inspiré des pratiques bolcheviques en usage en URSS à l’époque et a tenté d’aller encore plus loin tout en respectant une certaine cohérence. La filiation avec les procès dits « de Moscou » où des dirigeants communistes historiques participaient à leur propre avilissement et avouaient des crimes inimaginables après avoir été torturés est patente. Le désir de contrôle du passé est également caractéristique, on se souvient par exemple des photos soviétiques truquées où les dirigeants qui étaient tombés en disgrâce étaient tout simplement effacés.
On sait aussi que depuis la Guerre d’Espagne, Orwell avait pris ses distances avec les communistes. Il avait été révolté par leurs méthodes et en particulier par leur désir de supprimer tout mouvement même de gauche et même révolutionnaire qu’ils ne contrôlaient pas. Il avait assisté aux affrontements entre communistes et anarchistes et entre les communistes orthodoxes et les marxistes révolutionnaires du POUM, et ce en pleine guerre civile que les « fascistes » étaient en train de gagner. Motif de révolte pour Orwell également que la partialité et le pro-communisme servile affichés par les organes de presse de gauche en Grande-Bretagne (et sans doute aussi ailleurs en Europe...).
Pour Orwell, sauver l’idée socialiste passait par une destruction du mythe soviétique. Ses grands textes politiques que sont la « Ferme des animaux » et « 1984 » sont donc aussi des textes de combat d’un anti-communisme virulent.
Les commentateurs de gauche actuels ne sont toujours pas très à l’aise avec cette réalité. Bien sûr, en son temps Orwell a été traîné dans la boue et insulté par les communistes et leurs chiens de garde. Aujourd’hui, c’est à qui expliquera que d’une part, Orwell fait une critique de gauche du totalitarisme (1) et d’autre part, que les caractéristiques de la société orwellienne se retrouvent aussi (surtout ?) dans les sociétés occidentales capitalistes (2), ce qui est quand même un peu fort de café !

Reprenons.
Orwell est bien resté socialiste jusqu’au bout et a soutenu le parti travailliste britannique. Il était partisan de la collectivisation des moyens de production mais pensait qu’on pouvait sauver la liberté d’expression tout en réprimant sans faiblesse les opposants à la révolution. Comment comprendre ces contradictions ? Il faut revenir à « 1984 » et en particulier aux textes attribués à Goldstein dont on sait par ailleurs qu’ils représentent bien les idées d’Orwell et de ses amis (3).
Dans le chapitre 1 du livre attribué à Goldstein (pages 285 et suivantes de « 1984 »), il est dit que toute société depuis la préhistoire est divisée en trois classes sociales : la classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Naturellement la classe supérieure dirige, la classe moyenne veut prendre sa place et la classe inférieure souffre (plus ou moins) en silence. Pourquoi trois classes sociales ? Pourquoi pas deux ou quatre ? Nous ne le saurons pas. L’origine de cette structure est probablement marxiste. D’abord les exploiteurs (les seigneurs féodaux ou les propriétaires capitalistes par exemple) puis les exploités (les esclaves, les serfs, les ouvriers, etc.), ce qui fait deux classes (jusqu’ici, c’est simple, tout va bien). Mais que faire des médecins, des prêtres, des enseignants, des commerçants, des journalistes, des artistes, etc. qui ne sont pas franchement des exploiteurs pas plus qu’ils ne sont franchement des exploités ? On crée donc une classe intermédiaire hétéroclite pour sauver un système idéologique qui n’a plus grand rapport avec le monde réel.
Orwell n’a jamais réussi à se dégager de ce marxisme vulgaire qui aujourd’hui encore est présent dans beaucoup de têtes. Il n’a pas plus compris d’ailleurs l’importance de la propriété privée comme fondement de la liberté individuelle, elle-même garantie de toutes les autres libertés.
Dans « 1984 », le progrès scientifique et technique qui a été très important dans la première partie du XXè siècle menace la hiérarchie sociale en apportant à tous une certaine prospérité et des conditions de vie inespérées les siècles précédents.
(Mais d’où vient donc ce progrès sinon de l’organisation capitaliste des sociétés occidentales ? Cela, Orwell est incapable de le dire et peut-être de le voir...)
Donc la révolution éclate et est victorieuse ; le nouveau système qui se met en place bloque cette évolution sociale positive en organisant la régression technique et scientifique et la pénurie... La guerre permanente devient le moyen d’éviter des crises économiques dues à la surproduction. On retrouve ici une idée courante (mais fausse) disant que le capitalisme entre spontanément et périodiquement en crise à cause de la surproduction de biens...
On sait par ailleurs qu’Orwell n’aimait pas trop le monde moderne (« il a dit que l’Amérique serait la ruine de l’ordre moral, il a dit que plus les femmes avaient de gadgets, plus elles se préoccupaient de leur visage et de leur silhouette moins elles voulaient avoir d’enfants... » (4)). Son cas n’est pas unique, Aldous Huxley ou J.R.R. Tolkien partageaient les mêmes sentiments. Il est malgré tout étonnant de voir cohabiter dans le même esprit un désir de changements révolutionnaires radicaux et le refus de certaines évolutions spontanées de la société. Le mot-clef bien sûr est « spontané ». Les socialistes comme les conservateurs se méfient (pour le moins) d’évolutions sociales ou techniques qu’ils n’ont pas prévues et qu’en fait ils ne comprennent pas...
George Orwell partage aussi une conception très répandue à l’époque (et dominante jusque dans les années 70) qui voit l’homme comme essentiellement malléable et comparable à une pâte à modeler que l’éducation et la langue peuvent façonner quasiment n’importe comment. On ne dira jamais assez le mal que cette conception que l’on sait scientifiquement fausse aujourd’hui a fait. Imaginer que l’homme est une cire vierge est le meilleur encouragement que l’on puisse donner à tous les esprits totalitaires qui ne rêvent que de créer un « homme nouveau ». L’histoire du XXè siècle est d’abord le récit des drames dont cette conception est la cause.
Revenons maintenant sur les rapports entre « 1984 » et les autres anti-utopies qui l’ont précédé.
George Orwell connaissait le livre d’Eugène Zamiatine « Nous autres » qu’il avait lu en traduction française (5). Même si les deux textes sont très différents, ils partagent une même atmosphère lourde et sombre et dans les deux cas, le moteur du récit est une histoire d’amour interdite... On trouve également posé le dilemme du choix nécessaire (?) entre le bonheur et la liberté quasiment dans les mêmes termes dans Zamiatine (page 71 de l’édition Gallimard) et dans Orwell (page 370) avec l’allusion biblique en moins.
Orwell connaissait aussi bien sûr le « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley mais ne l’estimait pas beaucoup en tant que préfiguration du futur (6). Une discrète allusion quand même dans « 1984 » à la page 50 quand Winston « se réveilla avec sur les lèvres le mot Shakespeare. » On se souvient que « Monsieur le Sauvage », l’un des personnages principaux du « Meilleur des mondes » se conduit en héros shakespearien... Mais le roman de Huxley se situe dans un futur beaucoup plus lointain et le ton en est plus léger.
Plus mystérieuse est la relation possible avec la « Kallocaïne » de Karin Boye dont l’édition suédoise date de 1940. Traduit en 1947 en français, langue que lisait et parlait Orwell (7), je ne connais en anglais qu’une première édition américaine de 1966 mais peut-être existe-t-il une édition britannique antérieure. Car les ressemblances entre les deux textes sont frappantes. Tous deux partagent la même conception d’un Etat totalitaire qui contrôle la vie de ses concitoyens dans les moindres détails, le monde est divisé dans les deux romans entre plusieurs « super Etats » concurrents, l’objectif affiché de l’Etat est d’affaiblir autant que possible la structure familiale et on retrouve dans « 1984 » les dispositifs de surveillance domestique inventés dans la « Kallocaïne ». On peut même dire que le processus totalitaire va plus loin dans ce dernier roman puisque toute la population est embrigadée alors que les « prolétaires » de « 1984 » vivent leur vie sans être trop inquiétés par la Police de la Pensée... Je suis donc persuadé qu’Orwell connaissait le chef d’oeuvre de Karin Boye, au moins par sa traduction française. (8)
Il y a cependant dans « 1984 » une découverte qui mérite qu’on s’y arrête : le goût du pouvoir pour le pouvoir :
« Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. » (« 1984 » page 371)
Réflexion d’une très grande portée et sur laquelle il faudra bien revenir. Le pouvoir est une drogue, la pire des drogues. Nombreux sont les hommes prêts à tout (en tout cas à beaucoup) pour un peu de pouvoir.
Malgré tout, « 1984 » se termine bien, ce qui est rarement vu. La véritable fin du roman n’est pas quand Winston Smith, libéré de prison se rend compte qu’il aime Big Brother mais est constituée par l’appendice consacré à la novlangue. Ce texte écrit au passé et en langue courante nous explique quelles ont été les principes politiques et idéologiques qui ont présidé à l’élaboration de cette langue artificielle.
Conclusion logique : la novlangue n’existe plus, la dictature « bigbrotherienne » a disparu, le capitalisme et la liberté ont été restaurés !
Sylvain
Notes :
(1) : Voir « George Orwell, une vie » par Bernard Crick (Points Seuil n°B3, 1983) chapitre 17 : « Les derniers jours et 1984 » mais aussi « Orwell ou l’horreur de la politique » par Simon Leys (éd. Hermann, col. « Savoir », 1984). Simon Leys est devenu célèbre dans les années 70 en étant un des premiers à dénoncer les crimes abominables commis par les communistes chinois sous la direction de Mao-Tsé-Toung. Il faut lire ses « Essais sur la Chine » (collection Bouquins, éditions Robert Laffont, 1998) et se rappeler que ces textes ont fait scandale à l’époque. L’insistance de Simon Leys à rappeler que la critique d’Orwell reste une critique de gauche engendre donc un certain malaise.
Pire encore, même les trotskistes tentent de récupérer Orwell, voir par exemple « 1984 ou Orwell sens dessus-dessous » de Stéphane Nicot in Fiction n°353 (Juillet-Août 1984).
(2) : Voir par exemple « Sous les pavés de l’enfer utopique » de Roland Lew et Hubert Galle (in revue « Science Fiction » n°2, éditions Denoël, juin 1984) ou « D’un 1984 à l’autre : Angsoc et Plamod » de Jean Chesneaux (in « Univers 1984», éditions J’ai lu n°1617, 1984).
(3) : Voir Crick (op. cit.) page 305.
(4) : Raconté par la poétesse Stevie Smith dans « The Holiday » (1949), cité par Crick (op. cit.) page 374.
(5) : Voir Crick (op. cit.) page 390.
(6) : Voir Crick (op. cit.) page 198 et 377.
(7) : Voir note (1), première référence.
(8) : Sam Moskowitz dans son introduction à l’ « Histoire du futur » tome 1, de Robert A. Heinlein (éd. OPTA, CLA n°10, 1967) mentionne une nouvelle de ce même Heinlein datant de 1940 intitulée « If this goes on... » (en français « Si ça arrivait... ») qui préfigure tout à fait Orwell avec « le modelage de la pensée, la télévision comme moyen d’espionnage, les tortures psychologiques et physiques raffinées utilisées pour mettre les masses au pas et consolider le pouvoir... » tout cela sur fond de dictature religieuse. Cette nouvelle fait partie du recueil "Révolte en 2100" (voir ce blog, plus haut).
Robert Heinlein est également un précurseur en ce qui concerne l'"heure de la haine" qu'on trouve dans "1984". Dans son roman "Sixième colonne", Heinlein parle chez les résistants de "séance de haine", moments où ceux-ci regardent les émissions officiels du régime à la télévision (voir "Sixième colonne", éditions Terre de brume, 2006, page 54).
Autres références :
- « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article « George Orwell » pages 643 à 646.
- « Science-Fiction : une histoire illustrée » par Dieter Wuckel (éd. Leipzig, 1988), pages 147 à 149.
- « "1984" et 1984 » par Alexandre Zinoviev in revue « Science Fiction » n°2, éditions Denoël, juin 1984 (à propos des différences fondamentales entre l’univers décrit par Orwell et les conditions de vie réelles dans les pays socialistes).
- « La mémoire indestructible » par Jeanine Verdès-Leroux in revue « Le genre humain » n°9 : « 1984 ? », éditions Complexe (1983) (l’auteur montre que malgré tous leurs efforts, ni les communistes français, ni l’Etat soviétique ne sont parvenus à contrôler l’histoire et la mémoire).
- "1984 à l'Anvers" par Robert Louit in le "Magazine littéraire" n°202 (décembre 1983) dont le dossier s'intitule "George Orwell 1984 Hier et demain".
- "L'Utopie ou la mémoire du futur" par Yolène Dilas-Rocherieux, éditions Robert Laffont (2000), page 264.
- « The Multimedia Encyclopedia of Science Fiction », CD-Rom, par Peter Nicholls et John Clute (Grolier, 1995).
Liens :
- « Les méthodes d’oppression dans 1984 » par Jérémy.
- Une bonne présentation de George Orwell ICI.
- Quelques mois avant la sortie de la traduction française de "1984", le roman de George Orwell est cité par Claude Elsen dans le premier texte en français utilisant le terme "science-fiction". Voir ICI.
Citations :
"Mais il y aura toujours, n'oubliez pas cela Winston, il y aura l'ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s'affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement."
"1984", page 377 de l'édition Folio.
"A long terme, c'est nous qui l'emporterons...
la botte cessera un jour de marteler le visage de l'homme, et l'esprit de liberté brûle avec tant de force dans sa poitrine qu'aucun lavage de cerveau, aucun totalitarisme ne peuvent l'étouffer."
Murray Rothbard in "L'éthique de la liberté" (Editions Les Belles Lettres, 1991, page 366).
